Fernand Mourlot, lithographe

Avec Jean Dubuffet

Les Mangeurs d'oiseaux, Matière et mémoire, 1944

C'est par Paulhan que j'ai connu Dubuffet. Un jour, en 1944, il m'a écrit : "Mourlot, je voudrais vous présenter un très grand peintre - Jean Dubuffet, qui voudrait vous demander quelques conseils touchant la lithographie. Voudrez-vous être assez aimable pour le recevoir, le diriger un peu."

Quand je reçus cette lettre de mon ami Paulhan, j'acceptai aussitôt de recevoir Jean Dubuffet. Je suis toujours heureux de faire connaître la lithographie à de nouveaux adeptes et celui-ci me parut d'emblée être une recrue de taille.

Le lendemain - il était pressé de me rencontrer - Dubuffet était à l'atelier, exact au rendez-vous. D'aspect assez sévère, mais avec une flamme d'ironie dans le regard, il me plut tout de suite et la sympathie s'imposa entre nous dès cette première rencontre. Sur sa demande, je lui fit un petit cours de lithographie, comme j'en avais l'habitude. Il m'écoutait attentivement, me posant quelques questions, me demandant des explications, mais, tout en lui parlant, je pensais : "Il n'en fera qu'à sa guise, mon nouvel ami, et sa lithographie ne sera pas la mienne mais bien celle de Dubuffet."

Aussitôt après, devant une belle pierre, avec ses outils, l'encre et le crayon litho, il se mit au travail. Je ne m'étais pas trompé sur son compte : il fit du Dubuffet sur pierre ! Il n'arrêtait pas, il cherchait beaucoup, il n'a pas été long à se faire à la technique - reconnaissons plutôt qu'il a en quelque sorte plié la technique à son génie créatif; il a décalqué quelque fois sur la pierre des feuilles de platanes ou de marronnier, des ailes de papillons, des choses assez insolites, il encrait et le résultat s'avérait très surprenant.

Ce fut La Vache Bleue dans une ville, L'Homme du commun, le texte d'Eluard, puis nous avons édité un ouvrage qui s'appelait Matière et mémoire ou les Lithographes à l'école, avec un beau texte de Francis Ponge, et tout de suite après, Les Murs, avec des poèmes de Guillevic.


Invitation à l'exposition des lithographies de Jean Dubuffet, à la galerie André en 1945


Dubuffet continua de travailler activement à l'atelier, mais il était toujours pressé de voir le résultat de ses compositions et n'était pas du tout satisfait que l'on remette parfois au lendemain le tirage de ses nouvelles épreuves. Il faut dire que j'avais à ce moment-là, à la maison, beaucoup de grands artistes et j'étais bien obligé de "partager" les pressiers. Ma position s'avérait un peu délicate.

D'accord avec moi, et pour ne pas briser cet élan et ce désir de travail, Jean Dubuffet décida de fonder lui-même un petit atelier, qui serait tout entier voué à son oeuvre. Après quelques difficultés, il trouva un garçon intelligent et actif qui collabora heureusement avec lui. Pendant deux ans, il travailla à fond la lithographie, sortant de très belles séries d'épreuves...

Fernand Mourlot, A Même la pierre, Ed. Pierre Bordas & Fils, 1982