Fernand Mourlot, lithographe

Mourlot - Matisse

Henri Matisse et Fernand Mourlot, rue de Chabrol, 1950,
photo Helène Adant

Pendant plus d'un demi-siècle Fernand Mourlot a lié son nom au renouveau de la lithographie qui a vu venir à elle, chez lui, les plus grands maîtres de notre temps. Sous la direction de Fernand Mourlot, Picasso, Matisse, Chagall, Miró, Braque, Dubuffet, Léger, Giacometti...ont enrichi leurs expressions propre et l'art contemporain d'un domaine de recherches nouveau. Avec Mourlot, et grâce à lui, la lithographie a acquis à la fois une personnalité et un avenir...

Avant la guerre de 1914, Mourlot travaillait déjà dans une imprimerie; son père, qui la dirigeait, rue Saint-Maur, l'un des quartiers les plus populaires de l'Est parisien, avait neuf enfants; Fernand fut envoyé aux machines très jeune et apprit la litho sur le tas, comme ses frères. En juin 1914, le père Mourlot passant rue de chabrol vit un écriteau "Imprimerie à vendre", il liquida ses actions de fonds russes et l'acheta. L'imprimerie Bataille produisait en dehors des pièces commerciales, des affiches de théâtre et de cabaret; Jules Mourlot avait alors deux ateliers à Paris et un autre à Créteil, installé depuis deux ans. Mais ses deux fils aînés partent pour la guerre; trois ans après leur retour, en 1921, il meurt et l'imprimerie prend le nom de Mourlot Frères; l'aîné, Georges, s'occupera de la partie commerciale, le cadet, Fernand prend le secteur artistique, un troisième frère, Maurice, peintre animalier et de natures mortes, viendra se joindre à eux plus tard.

Le domaine de Fernand Mourlot comportera l'affiche - son coup de maître est, en 1930, celle de l'exposition Delacroix où, pour la première fois, une affiche d'exposition est traitée comme une oeuvre d'art - et la litho. La litho de peintres bien entendu, alors limitée à l'illustration; les premiers artistes à venir rue de Chabrol sont Vlaminck et Utrillo; ils seront de longtemps les seuls car cet art, qui avait connu une extraordinaire fortune durant tout le XIXe siècle jusqu'aux Nabis, était depuis quelques années peu pratiqué.

L'invention d'Aloys Senefelder, à la fin du XVIIIe siècle, avait rapidement acquise des lettres de noblesse, mais les artistes qui donnèrent son rayonnement à la litho en couleurs furent après Cheret, Lautrec, Bonnard, Vuillard; c'est avec ses peintres que le langage synthétique moderne et ses couleurs franches s'imposèrent. Le coup de génie de Fernand Mourlot fut d'appeler, par le biais de l'affiche, les artistes à travailler directement sur la pierre; entre-temps il effectuait des expériences sur les encres et les couleurs lithographiques, les dosages de vernis et d'essence, la résistance des tons à la lumière. Avec les affiches réalisées d'après deux toiles de Matisse et de Bonnard pour l'exposition des Maîtres de l'Art indépendant, au Petit Palais en 1937, les ateliers Mourlot acquièrent leur pleine maîtrise.

En 1937 également, commence une fructueuse collaboration avec l'éditeur Tériade, fondateur de la célèbre revue Verve; Matisse, Braque, Bonnard, Rouault, Miró exécutent chez Mourlot, pour les six numéros antérieurs à la guerre, d'admirables lithos. "La lithographie est peut-être de tous les moyens graphiques d'accompagner un texte celui que la poésie appelle de préférence" apprécie Paul Valéry. quelques-uns des plus beaux livres de peintres modernes sont nés rue de Chabrol; mais la litho restera jusqu'à la guerre de 1939 un art pour initiés, c'est après la Libération qu'elle prendra son essor.

En 1945, pénètre chez Fernand Mourlot celui dont le prodigieux génie graphique, et les inventions sans cesse renouvelées, vont donner une dimension nouvelle à la litho elle-même et à son art propre: Pablo Picasso. "Il est arrivé décidé comme pour un combat" raconte Fernand. Le combat durera quatre mois d'affilée et reprendra à différentes époques pendant plusieurs années; installée dans un coin de l'atelier dont il fait vite son domaine, en compagnie de ses pressiers, le père Tutin et Célestin, travaillant sans relâche, inventant les procédés les plus extravagants dont il déjouait les difficultés avec brio sous le regard abasourdi des ouvriers qui n'avaient jamais vu personne montrer tant d'audace et de liberté, Picasso exécutera chez Mourlot près de quatre cents lithos de 1945 à 1969, dont l'une des plus fameuses, "La Colombe de la Paix"...

Pierre Cabanne, extrait de Cinquante années de lithographie, extraits
© Pierre Bordas et fils éditeurs, 1983