Fernand Mourlot, lithographe

Le Taureau de Picasso

... "L'opération a duré quinze jours. Le 5 décembre 1945, un mois après son arrivée rue de Chabrol, Picasso a dessiné au lavis un taureau. Un taureau magnifique, très bien fait, gentil même. Et puis on lui a donné l'épreuve; nous en avons tiré à peine deux ou trois, ce qui fait que ce taureau est extrêmement rare. Une semaine après, il revient et il demande une nouvelle pierre; il reprend son taureau au lavis et à la plume; il recommence le 18. Troisième état, le taureau est repris au grattage à plat, puis à la plume en accentuant fortement les volumes; le taureau est devenu un animal terrible avec des cornes et des yeux effroyables. Bon, ça n'allait pas, Picasso éxécute un quatrième état, le 22 décembre, et un cinquième, le 24; à chaque fois il simplifie le dessin qui devient de plus en plus géomètrique avec des aplats noirs.


Mourlot et Picasso

Pablo Picasso, Les 11 états successifs de la lithographie Le Taureau , 1945.


Sixième et septième états, les 26 et 28 décembre, puis, après le retour de Picasso, quatre autres états, onze en tout, les 5, 10 et 17 janvier. Le taureau est réduit à sa plus simple expression; quelques traits d'une maîtrise exceptionnelle qui symbolisent comme un jeu de signes ce malheureux taureau avec sa petite tête d'épingle et ses cornes ridicules en forme d'antenne. Les ouvriers se désolaient d'avoir vu un taureau aussi magnifique transformé en une espèce de fourmi...

... C'est Célestin qui a trouvé le mot de la fin : "Picasso, il a fini par là où, normalement, il aurait dû commencer." C'est vrai, seulement pour arriver à son taureau d'une seule ligne, il a fallu qu'il passe par tous les taureaux précédents. Et quand on voit son onzième taureau on ne peut s'imaginer le travail qu'il lui a demandé".

Fernand Mourlot, Gravés dans ma mémoire, Ed. Robert Laffont, 1979